LE MYTHE DE DERRIDA POSTMODERNE

Publié le par sorinabarjov

          Après la liquidation de la République bourgeoise dirigée par le roi constitutionnel Louis-Philippe d’Orléans et du Bonapartisme de Napoléon III, la Troisième République française, qui prend ce nom en écrasant la Commune de Paris en 1871, a besoin de justifications. Elle utilise l’enseignement universitaire de la philosophie pour arriver à ses fins. Deux doctrines philosophiques sont candidates pour jouer ce rôle : le positivisme sociologique de Durkheim et le rationalisme néo-kantien (issu de Renouvier, ensuite incarné par Léon Brunschvicg) qui finalement l’emportera. Ces deux philosophies enseignent que l’humanité progresse sans arrêt vers un accord mutuel de tous les hommes sur des principes raisonnables, qui justement  sont ceux des institutions nouvelles de la IIIeRépublique1.

Cette vision optimiste de l’histoire est mise en question par les philosophes dès les années Trente du XXesiècle. Contestation qui se marque par un retour en force de Hegel, – surtout le Hegel lu (traduit) par Kojève (le Russe Kotjenikov), ce qu’on a appelé l’hégélianisme français. Ce renouveau du succès de Hegel est dû à l’influence de la révolution russe et au rôle joué par les cours de Kojève, suivis de 1933 à 1939 par de futurs grands penseurs et écrivains comme Raymond Aron, Georges Bataille, Pierre Klossowski, Jacques Lacan, Maurice Merleau-Ponty2.

On assiste à une évolution du sens du mot « dialectique » : de son sens péjoratif de « logique de l’apparence » (l’art de convaincre par le discours, cfr Platon…) « qui ne peut engendrer qu’une philosophie purement verbale », ce mot prend un sens mélioratif car, dit-on, il permet de dépasser la « raison analytique » (le verstand kantien).

Pendant une trentaine d’années la dialectique sera admirée, mais pourtant elle restera « indéfinissable » : on ne pourra « l’approcher » qu’en disant ce qu’elle n’est pas. Sartre a écrit : « La dialectique... ne saurait faire l’objet des concepts, parce que son mouvement les engendre et les dissout tous » (Critique de la raison dialectique)3 !

Cette génération de philosophes qui conteste la philosophie en honneur à l’Université cherche à mettre sur pied une « philosophie concrète », ce sera l’existentialisme.

Mais dans le courant des années Cinquante, sous l’influence des « maîtres du soupçon » (Marx, Nietzsche et Freud), vient le discrédit des philosophies jusque-là dominantes (l’existentialisme de Sartre, avec la subjectivité transcendantale et la conscience du moi subjectif ; et Merleau-Ponty, avec la phénoménologie comme méthode de description). On assiste donc à un discrédit profond et croissant vis à vis de cette double référence de la génération philosophique antérieure (celle de Sartre et de Merleau Ponty) : référence à la dialectique historique, qu’elle soit entendue plutôt à partir de Hegel ou plutôt à partir de Marx ; référence à la phénoménologie de Merleau-Ponty entendue comme méthode universelle de description. Double référence qui représentait jusque-là le double ancrage de la rationalité, c’est-à-dire :

idée, d’une part, qu’il existe une raison de et dans l’histoire, qui peut venir au jour aussi bien dans le langage hégélien de la « ruse de la raison » (version kojévienne) que dans celui, marxiste, de la lutte des classes et du communisme (défini comme réappropriation (de soi) de l’homme) ;

idée, d’autre part, que la « subjectivité transcendantale » est le lieu de toute effectuation et de toute synthèse, le lieu dernier du sens, qu’on la définisse avec Sartre comme le pouvoir souverain et inconditionné de néantisation de toute réalité finie, ou qu’on voie en elle, avec Merleau-Ponty, un « je pense » voué au monde, incarné dans une chair et toujours en voie de totalisation. La doctrine de Sartre a été nommée par lui-même « ontologie phénoménologique », ce qui semble être une contraction en soi !

Que ces références soient massivement mises en cause est l’évidence autour de laquelle s’organise en rupture la philosophie de la nouvelle génération : mise en cause de la phénoménologie comme méthode et comme style (contestation réglée de l’expérience vécue et de la conscience de soi comme critère de vérité), mise en cause de l’optimisme ontologique sur lequel cette méthode et ce style se basaient. Ainsi donc on peut dire qu’à partir de ce moment « les déconstructions ont pris la place des descriptions »4.

C’est à une certaine pratique de la science que beaucoup de ces nouveaux penseurs sont redevables de la position qui les conduit à s’attaquer au domaine de la philosophie, que l’on va voir se rétrécir5.

Mais ne lisait-on pas Marx au cours de la génération précédente ? Si, mais c’était le Marx humaniste compatible avec une téléologie du sens, alors qu’il s’agit à présent du Marx qui met en cause toute production de sens comme enracinée dans le jeu inaperçu des forces, d’un Marx, par conséquent, qui voisine logiquement avec Freud (que la génération philosophique précédente n’avait jamais véritablement intégré), comme avec Nietzsche qu’elle avait massivement ignoré (à l’exception de Bataille, dont l’influence va désormais être décisive)6.

Cette tension entre un idéal positif de scientificité et la « pensée du soupçon » est mise en évidence dès que le domaine de référence de ces nouvelles pensées et de ces nouvelles philosophies est celui du langage considéré comme la réalité décisive. Un langage dans lequel aucune vérité simple et immédiate ne vient se délivrer, un langage qui ne coïncide pas avec lui même ni avec la conscience que le sujet parlant peut en avoir, qui ne se confond ni avec l’intention de communiquer, ni avec le message que consciemment on délivre, un langage dont le jeu réglé se joue ailleurs. D’où le rôle important de Michel Foucault (Les mots et les choses). Que les sciences dites humaines ne sont précisément pas des sciences dans la mesure où elles se veulent humaines, et qu’elles ne le deviennent qu’en détruisant l’idée d’ « homme », voilà ce que Foucault proclamait en reprenant à sa façon le mot d’ordre de Lévi-Strauss selon lequel « le but des sciences humaines n’est pas de constituer l’homme, mais de le dissoudre » 7.

Le dernier chapitre de La Pensée sauvage de Lévy-Strauss était consacré à une réfutation des thèses de Sartre (Critique de la raison dialectique), selon qui, s’il ne peut y avoir de « sciences de l’homme », ce n’est pas du tout, comme le prétend Foucault, parce que l’homme est une idée en train de disparaître, mais c’est parce qu’il est irréductiblement sujet de toute pratique et de tout savoir, parce qu’il est une conscience, c’est-à-dire une puissance de néantisation. Bref, l’homme n’est pas ce qu’on a fait de lui (« on », c’est-à-dire les sciences humaines et leurs protocoles objectivants), mais « ce qu’il fait de ce qu’on a fait de lui ».

Cette position sartrienne est indéfendable dans la mesure où elle refuse de prendre en compte les données dont Merleau-Ponty lui-même s’était voulu le témoin le plus attentif :

  - les analyses savantes de l’anthropologie et de la linguistique, de la psychanalyse et de l’histoire mettant en évidence les relations inaperçues entre des termes considérés comme isolés par la conscience immédiate, les faits de langage chez Benveniste, dont la structure inaperçue commande, par exemple, le jeu des catégories d’Aristote ;

     - les tripartitions mythiques, dont Georges Dumézil, en conclusion d’enquêtes infiniment minutieuses, a montré comment, traversant le cours des âges, elles affectent les sociétés indo-européennes, malgré les flux apparents de l’histoire ;

     - les relations de parenté ou des classifications totémiques selon Lévi-Strauss ;

       -  les interminables efflorescences d’une pensée mythique dont il n’y a aucune raison de penser que la matrice formelle est valable seulement pour l’aire amérindienne ou pour les sociétés dites primitives ou « froides » ;

         - des formations de l’inconscient selon Lacan ;

        - de la matière historique pour les historiens de la « nouvelle histoire » qui, dans le sillage de Lucien Febvre ou de Marc Bloch, s’intéressent à la « longue durée », aux stratifications invisibles et aux données inapparentes : flux monétaires, mouvements de population, de capitaux, transformations lentes des commerces et des villes ;

bref, tous phénomènes irréductibles à un « sujet de l’histoire ». 8

La question de la scientificité des sciences est sans nul doute celle qui vient alors au premier plan, disqualifiant du même coup tout ce qui, dans les philosophies antérieures, n’en voulait rien savoir. Mais s’en tenir là serait supposer que le geste philosophique se réduit désormais, soit à la particularité d’une discipline, soit à l’épistémologie réfléchie de ces différents savoirs qui se constituent en dehors de la philosophie.

Pourtant, avec Derrida, Foucault et Deleuze, notre chère « servante de la religion » survit malgré tout, mais dans la mesure où elle est conduite à prendre position sur deux questions majeures demeurées en suspens et sourdement insistantes, qui déterminent le rapport des philosophies à la dimension de la vérité et à celle de la science :

la question de l’être (doit-il se penser dans le registre de l’Un ou dans celui d’une multiplicité radicale ?) ;

la question du sujet, – non pas comme subjectivité souveraine et conscience de soi (Les Mots et les Choses et L’Archéologie du savoir en annoncent la disparition), « mais comme cela, malgré tout, qui parle dans la parole, qui échange dans l’échange, qui se représente dans la représentation, qui désire aussi bien, et qui se pose la question de soi à l’issue des longues méditations de l’enquête et du savoir »9.

Ce que certains ont appelé, non sans raison, le « nietzschéisme français » des années Soixante est moins une adhésion à la philosophie de Nietzsche qu’une manière de faire entendre la position nietzschéenne qui, dans une polémique continuée avec Platon, s’attaque au logos, s’en prend à la « volonté de vérité », voyant en l’homme le serf d’un langage qui, bien au-delà de lui, parle et veut, de forces qui le travaillent comme corps bien avant qu’il en prenne conscience comme sujet.

Le Nietzsche avec lequel cette nouvelle pensée dialogue est celui dont la philosophie vient à se condenser dans une double thèse, d’une part quant au sujet (ce qu’on nomme « sujet » n’est plus que l’effet et le symptôme du jeu des forces au sein de la volonté de puissance), d’autre part quant à l’être (ce qu’on nomme « être » n’est jamais qu’un état donné, conjoncturel, de la même volonté de puissance). On comprend peut-être mieux ainsi comment les « années structure » ont pu être en même temps ces « années révolte », Mai 68 et ses suites, ces temps agités par un mouvement de contestation à l’égard des assurances philosophiques antérieures, qu’on prenne pour ce faire plutôt appui dans la « déconstruction » heideggerienne de la métaphysique et dans l’anti-humanisme de la Lettre sur l’humanisme, ou plutôt dans la pensée nietzschéenne qui autorise une « généalogie » iconoclaste de la raison, de la morale et de la subjectivité10.

Heidegger, auteur peu lu jusqu’alors, va venir jouer un rôle de fonction libératrice à l’égard de la « métaphysique occidentale », du subjectivisme et de l’humanisme inhérents11.

La génération de Sartre et de Merleau-Ponty avait proposé une lecture humaniste de Heidegger, centrée sur les affres du « Dasein », de l’existant, qu’elle pensait autorisée par la mise en avant des thèmes apparents de l’angoisse et de l’être-pour-la-mort.

Jean Beaufret, fidèle disciple de Heidegger, démontre l’irréductibilité de la pensée de son maître à l’humanisme sartrien et à l’existentialisme. En 1946, en réponse à des questions posées par son disciple, Heidegger écrit sa Lettre sur l’humanisme : critique fondamentale de toute l’histoire de la métaphysique comme « oubli de l’Être » (depuis Platon) affirmant avec force que « tout humanisme reste métaphysique », opposant à l’humanisme de Sartre sa propre revendication d’une pensée « autre » capable de franchir la limite de la métaphysique : « L’Être attend toujours que l’homme se le remémore comme digne d’être pensé » (Heidegger). C’est dans ce texte important de Heidegger que beaucoup de penseurs de la nouvelle génération vont trouver de quoi contester l’« humanisme » de leurs aînés. D’où les thèses de Deleuze, Foucault…


Signature Derrida

Signature de Derrida - Dédicace de son livre sur "Le toucher, Jean-Luc Nancy"

 

C’est ici qu’intervient Derrida, dans la trajectoire de sa lecture personnelle de la déconstruction heideggerienne. En lançant le double manifeste de L’Écriture et la Différence et de la Grammatologie, Derrida fait connaître sa propre lecture de Husserl et de Heidegger. En niant toute prétention à se donner l’être « en présence », en suspendant toute assurance ontologique, il s’agit pour Derrida de se démarquer à la fois de l’humanisme sartrien et de l’objectivisme des sciences humaines. Cela n’est possible qu’au prix d’une fascinante gageure : être fidèle au motif heideggerien de la déconstruction, mais en même temps récuser ce qui aux yeux de Heidegger autorisait l’opération : le retour de l’Être par-delà la violence oublieuse de la Teknè planétaire. En somme, un heideggerianisme sans l’ontologie de Heidegger, et même d’une certaine manière contre Heidegger, puisqu’il apparaissait suspect de céder lui aussi à la longue erreur de la métaphysique, entendue cette fois comme illusion de la présence pleine, et non comme oubli de l’être.

Travaillant dans tout un mouvement de pensée qui montre que nous ne sortons jamais ni du langage, ni de l’écriture comme espacement ou mise à distance, Derrida rappelle qu’il n’y a jamais ni origine, ni référent ultime, ni signifiant dernier (ni signifié), mais seulement signe ou plutôt trace, espacement, « différance », comme il écrit.

On se gardera cependant de qualifier simplement ce philosophe d’« anti-humaniste », puisqu’on le voit soucieux, par exemple dans son texte intitulé « Les fins de l’homme », d’interroger les termes problématiques au moyen desquels une pensée croit pouvoir, sans plus, se prononcer « au nom de l’homme ».

           Reste que si le mérite d’une telle démarche est d’inquiéter de l’intérieur le langage philosophique, elle se trouve menacée virtuellement par deux écueils : d’une part celui d’une prouesse sophistique récusant toute affirmation au profit d’une rhétorique sans ancrage de la pure séduction ; d’autre part celui d’une théologie négative qui, refusant de nommer Dieu tout en désignant sa place en creux dans l’espace du langage, laisserait à chacun le poids d’une quête sans objet et sans issue. En somme, deux manières de buter sur une seule et même question qui serait celle de l’ontologie : existe-t-il derrière les discours de la philosophie et les écritures de la littérature une « expérience de l’être », et ne serait-ce pas là que s’enracinerait la proximité passionnée, mais aussi l’infidélité, de Derrida à la parole de Heidegger ? Si la pensée de Derrida échappe à ce piège, c’est en raison de deux qualités manifestes :

             - il interroge sans arrêt, à partir de la critique de la métaphysique de la présence ou du « logocentrisme » (primat de la parole vivante sur l’écriture muette), toute la tradition philosophique , ce qui constitue pour lui une relecture passionnante de Platon, Hegel, Bataille, Heidegger, Freud (cfr ses textes comme La Carte postale, Mal d’archive) ;

             - il s’en tient au plus près du texte littéraire, dans cette zone incertaine où la volonté de concept de la philosophie rencontre le chatoiement d’un dire poétique s’affirmant comme sa propre référence. Avec Derrida la littérature pense et donne à penser à la philosophie : par exemple, son étude sur Antonin Artaud (« La parole soufflée »), son livre sur Jean Genet (Glas), et tant d’autres textes encore « inspirés » par la parole poétique (Joyce, Ponge, Celan)12.

L’œuvre de Derrida est difficilement saisissable parce qu’elle est abondante, diversifiée, et parce que, au lieu d’élaborer un système philosophique qui lui soit propre, il procède par une série de lectures qui portent sur de grands textes formant autant de jalons dans la tradition philosophique occidentale. Il passe au crible d’une « puissante radioscopie » tous les auteurs importants : de Platon à Heidegger, en passant par Aristote, Descartes, Kant, Hegel, Husserl... Plutôt qu’un philosophe, Derrida est un redoutable historien de la philosophie. Mais il ne pose pas un regard extérieur sur un passé dont le sens serait constitué et qu’il suffirait de recueillir aujourd’hui. Il s’agit donc moins chez lui d’une reproduction de la tradition philosophique que d’une répétition de celle-ci, d’un travail de réécriture qui s’effectue, non sur des textes dont on se contente de décrire de manière neutre l’organisation interne, mais dans des textes dont il est important de relancer, – souvent contre eux-mêmes, – la logique qui les fonde et les articule.

La déconstruction derridienne n’est pas une nouvelle philosophie venant s’ajouter aux autres et les compléter. C’est une sorte de « polygone intertextuel » où les intentions en présence se mêlent et se confondent et où il s’agit de « penser autrement », ce qui ne veut pas dire « penser sans aucun rapport (ou penser dans un simple rapport) de transformation altérante à la pensée courante ou philosophique, mais encore, en plus, selon un autre rapport d’entrelacement qui n’est ni de reproduction, ni de production transformatrice d’une matière donnée13.

Derrida ne prétend pas être sorti de la philosophie, il n’en a pas transgressé les limites. Il n’est donc pas postmoderne. La déconstruction n’est pas la mort de la pensée philosophique, mais sa remémoration, surtout de ce qui se dissimule dans cet héritage, de ce que la philosophie porte en elle-même sans le savoir, sans qu’elle ait jamais voulu le savoir. Ce « refoulé » qui hante la philosophie, c’est que l’écriture n’est pas un simple moyen à la disposition d’une pensée qui en serait la fin séparable, mais qui est bien plutôt une démarche selon laquelle le travail du concept s’élabore en un lieu où les mots, les signes et les phrases sont déjà à pied d’œuvre. Le sens ne préexiste pas au langage, pas plus que la pensée à l’écriture. Selon la métaphysique, l’Être est posé de toute éternité sur le socle du Présent. Elle se représente sa signification comme subsistant dans une pure contemporanéité à soi. Elle s’appuie sur l’idée confortable que sa propre mise en écriture resterait étrangère à son contenu idéel, qu’elle serait une parole dans laquelle se déposerait une « vérité » antérieure au tracement des mots, vérité simultanée à la voix qui la prononce, celle de la conscience muette. Selon Derrida il s’agit là d’un « mythe » dont il faut se délivrer, considérant que la philosophie doit avoir pour tâche de nous arracher à la domination du sens commun, surtout quand elle risque de tomber elle-même dans ce travers14. Ne pas poser à une philosophie des questions qu’elle ne s’est pas posées, c’est nier la philosophie. C’est ainsi que Derrida conçoit la responsabilité du discours philosophique : répondre au-delà même de ses propres intentions. Faire dire au discours de la philosophie ce qu’il n’aurait jamais pu dire : l’ancrage du concept dans la matérialité de l’écriture. Il faut donc prendre la philosophie avec ses sous-entendus, avec ce qu’elle refuse d’entendre, tout simplement qu’elle est un discours écrit dont aucun sens préalable ne surveille l’inscription, elle utilise un discours qui soumet ses propres règles à leur propre oubli, à leur propre méconnaissance. C’est par cette faille que s’engage le travail derridien, travail souterrain de remémoration de ce qui s’est laissé recouvrir par l’institution de cette langue spécialisée qu’est la langue philosophique : remémoration du langage lui-même, dont la représentation « comme expression » n’est pas un préjugé accidentel, mais plutôt une sorte de leurre structurel15.

Cela ne veut pas dire que le langage est dispensé de faire sens, mais que le sens ne peut exister avant sa mise en œuvre par et dans le langage. L’opération d’écriture est primordiale ; c’est elle qui contribue à l’instauration du logos plutôt qu’elle ne se laisse pré-déterminer par lui. En somme Derrida exploite les ressources négligées du langage pour réécrire la métaphysique16.

En général, Derrida puise ses instruments de lecture dans les textes qu’il lit, extrait des termes qu’ensuite il replonge dans le texte même qu’ils servent à lire. Disons qu’il y a des termes qui font preuve d’une tendance métalinguistique (nul terme n’en est absolument dépourvu) par rapport au (con)texte «dans» lequel ils se trouvent, et donc par rapport à d’autres textes aussi (un texte n’est pas une entité close sur elle-même). Le mouvement "méta-" de ces termes n’est pas pure force d’élévation (il n’y a pas de force pure), mais toujours force en tension avec une force de rattachement au contexte donné : on rabaisse ces termes qui aspirent vers la hauteur métalinguistique, en les repliant sur leur texte d’origine, qui n’est pourtant lisible qu’en tant qu’il y a une telle aspiration. Dans un contexte de décapitation, on dira (de façon plus ou moins métalinguistique) que « l’on décapite le métalangage » ; dans un contexte de liaison ou de striction, on parlera « de bande et de contrebande »…17.

Si l’écriture de Derrida est difficile à insérer dans le genre « philosophique », c’est qu’il semble jouer la métaphore contre le concept. La métaphore relève de la philosophie ; « métaphore » est d’ailleurs le nom d’un de ses concepts. Il n’est pas difficile de voir pourquoi une tradition ordonnée autour de la valeur de la présence se méfie de la métaphore, « qui parle obliquement, exploite des connotations latérales, insinue des choses sans vraiment les dire, suggère des idées sans les expliciter ». Si on trouve effectivement beaucoup de métaphores dans les textes de philosophie, c’est qu’en principe elles sont réductibles au statut d’ornementation inessentielle qui aide le lecteur à traverser les dures pages d’argumentation conceptuelle : c’est un détour un peu risqué pour mieux récupérer le sens. Cette position secondaire de la métaphore par rapport à une propriété conceptuelle est liée de façon tout aussi évidente à des valeurs de sérieux, de responsabilité, de vérité, établies contre le jeu séducteur et donc irresponsable de l’écriture fictionnelle des artistes : c’est donc à tort que l’écriture derridienne fait passer son auteur pour un artiste qu’on on ne devrait pas prendre au sérieux en tant que philosophe.

Tant que l’écriture artiste se cantonne dans le domaine littéraire, la philosophie l’apprécie, y puise des exemples et reconnaît même que l’intuition poétique peut donner un accès visionnaire à une vérité qu’il faudrait au philosophe beaucoup de travail pour atteindre : mais dès qu’elle semble réclamer un privilège essentiel, en tant que telle, dans la pensée, on dénonce alors le danger de l’irrationalisme et on renforce les séparations qui existent entre elle et la philosophie18.

Il s’agit donc de saisir les rapports qu’entretiennent les textes de Derrida avec des textes littéraires : pourquoi ses lectures de Blanchot, Celan, Genet, Mallarmé ou Ponge ne répondent à absolument aucun des modèles courants d’exégèse, de commentaire ou d’interprétation, et surtout pas aux modèles (essentiellement philosophiques) de la critique littéraire ; comprendre qu’il n’y cherche pas confirmation ou illustration de thèses qui seraient développées plus clairement ailleurs. Non seulement revendiquer le droit à la métaphore, mais aussi rappeler l’austère tradition conceptuelle à sa propre vérité métaphorique. Ainsi Derrida montre que tous les concepts philosophiques ont des racines étymologiques dans le sensible, et que leur emploi comme concepts n’est possible qu’à condition d’oublier le mouvement métaphorique qui les a éloignés de ce sens originel, et d’oublier cet oubli19.

La philosophie ne peut pas comprendre la totalité de son champ à l’aide d’un des concepts de ce champ : Derrida fait comme si cette loi formelle (qui vaut pour n’importe quel philosophème) était simplement une hypothèse, puis il part pour un long détour par les textes de la tradition pour la confirmer. Il écrit donc de longs textes où l’on apprend beaucoup sur l’histoire de la philosophie, plutôt que de courtes démonstrations logiques. Est-ce simplement une question de goût ? De formation disciplinaire ? Car enfin, pourquoi ne pas simplement utiliser la démonstration logique pour arriver à ses fins et essayer de formuler de nouveaux concepts moins vulnérables ?

Il lui est impossible d’inventer une nouvelle terminologie conventionnaliste, donc il juge nécessaire d’utiliser la paléonymie en passant par l’histoire de la philosophie. Il lui faut essayer de respecter à la fois la systématicité d’un réseau de concepts et l’empreinte historique qui peut marquer chacun de ces concepts. On trouble ainsi les rapports entre le contingent et le nécessaire, le transcendantal et l’empirique, etc… d’une façon non historiciste.

Pourrait-on dire que le rapport de Derrida à la métaphysique est à penser en termes d’incorporation plutôt que d’introjection ? Il y aurait dans ce cas une certaine vérité à dire que Derrida n’a pas fait son deuil de la métaphysique, qu’il tient à ne pas le faire. Demi-deuil, plutôt. Et donc ni incorporation ni introjection20.

Pour taxer Derrida de postmodernisme, il faut se baser sur une assimilation hâtive de la «clôture» (dans l’expression « clôture de la métaphysique ») et de la «fin» : en effet, Derrida a fait à plusieurs reprises la distinction entre les deux. On doit insister sur la complexité de l’idée de «clôture», qui ne doit pas être imaginée comme une limite en forme de cercle entourant un champ homogène : ce serait là une pensée métaphysique de la clôture, qui séparerait ainsi un dedans et un dehors, et faciliterait le transfert analogique de ce dedans/dehors en avant/après, qui n’est autre que la confusion qu’il faut chercher à éviter ici. La clôture doit plutôt être pensée selon une forme « invaginée » qui ramène le dehors dedans et facilite au contraire l’intelligence du toujours-déjà derridien21.

On pourrait soupçonner la déconstruction, sous ses apparences radicales, de n’être qu’une stratégie retorse pour pouvoir continuer à faire de la philosophie (idéaliste, en plus !) d’une façon foncièrement conservatrice. Sous les apparences d’une contestation de la philosophie hégélienne, la déconstruction aurait trouvé le moyen de jouer avec son adversaire un jeu interminable qu’il ne faudrait surtout pas gagner, sous peine d’avoir à prendre acte de la fin de toute philosophie, et de l’inutilité de continuer indéfiniment à la mettre en question. Malgré ses allures d’actualité, la déconstruction ne serait qu’une ruse en vue de légitimer un intérêt complètement obsolète et inutile pour l’histoire de la philosophie22.

Nous avons déjà invoqué comme « définition » de la déconstruction l’effort d’interrompre l’Aufhebung hégélienne. Cela ne se fait pas en « oubliant » Hegel, car lui ne nous oublie pas. On sait aussi que l’opposition directe à Hegel ne fait que nourrir sa machinerie dialectique, et que donc il faut essayer de procéder selon une différence non oppositionnelle. D’où l’impression d’un jeu interminable23.

Jacques Derrida n’est donc pas postmoderne, il appartient au courant post structuraliste24,en tant que déconstructionniste (ou déconstructiviste, si l’on préfère), et c’est abusivement que des observateurs américains lui ont collé à la peau cette étiquette péjorative. Surtout depuis qu’il a commis l’erreur d’entrer dans la polémique autour de l’affaire « Sokal – Bricmon », où l’on a vu ces deux scientifiques démontrer l’usage abusif dans le domaine littéraire de schèmes de pensée propres aux sciences exactes (théorème de Gödel…) : en effet, comme l’a montré Jacques Bouveresse, Derrida n’était pas du tout concerné par le livre de Sokal et Bricmon. Il aurait mieux fait de ne pas intervenir là-dedans. Ses adversaires ne se sont pas fait faute d’en profiter pour l’accuser d’être un adepte du relativisme en tous les domaines de la pensée, donc un … postmoderniste. Non, vraiment, pas plus que Heidegger n’a joué un rôle de un vrai nazi, comme aime à le rappeler M. le Professeur Marius Ghica, Derrida n’est un homme d’extrême droite … malgré sa « philosophie » de l’immanence (donc conservatisme) et sa défunte amitié pour Paul de Man qui, lui, avait joué pendant la Seconde guerre mondiale un rôle anti-sémite. Derrida est simplement un « Juif de gauche », comme me le dit souvent mon ancien condisciple Daniel Giovannangeli, ami de notre déconstructeur, philosophe et professeur d’université à Liège, et la lecture de Spectres de Marx (entre autres) le prouve assez… on pourrait même y voir en creux un appel à la création d’une nouvelle « internationale », sorte de contestation de la mondialisation (globalisation) issue de la victoire du néo-libéralisme, considérée comme provisoire… c’est tout dire.

 

 

 

1 DESCOMBES (V.), Le même et l’autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978), Paris, Minuit, p. 17.

2 DESCOMBES, Op. cit., pp. 21 sv.

3 Ibidem, p. 22.

4 SICHÈRE (B.), Cinquante ans de philosophie française. Les années structure – Les années révolte, Paris, 1998, pp. 9-11.

5 SICHÈRE, Op. cit., p. 11.

6 Ibidem, p. 12.

7 Ibid., pp. 12-19.

8 Ibid., pp. 19-22.

9 Ibid., pp. 28 sv.

10 Ibid., pp. 29-31.

11 Ibid., pp. 32-39

12 Ibid., pp. 39-43 ; – GHICA (Marius), Derrida ou penser autrement – Derrida sau a gîndi altfel, Craiova, Scrisul Românesc, 2000, pp. 62 sv.

13 STEINMETZ (R.), Les styles de Derrida, Bruxelles, De Boeck, 1994, p. 5.

14 STEINMETZ, Op. cit., p. 6.

15 Ibidem, pp. 6 sv.

16 Ibid., p. 7.

17 BENNINGTON (G.), Derridabase, pp. 92 sv.

18 BENNINGTON, Op. cit., pp. 114 sv.

19 Ibidem, pp. 116 sv.

20 Ibid., pp. 138 sv.

21 Ibid., pp. 265 sv. – Bennington réfute avec succès les arguments de Habermas (Le discours philosophique de la modernité, tr. fr., Paris, Gallimard, 1988, pp. 191 sv.) tendant à prouver que Derrida abolit la frontière entre la philosophie et la littérature (ce qui en ferait un postmoderne), le philosophe allemand se basant sur une mauvaise interprétation commise par l’Américain Jonathan Culler. D’ailleurs Derrida, en 1996, au cours de son entretien avec Mireille Calle-Gruber, a précisé « Où la philosophie et la poétique, indissociables, font événement d’écriture » (dans les Cahiers de l’École des sciences philosophiques et religieuses, n° 20, Bruxelles, 1996, pp. 153-170). – DERRIDA, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993.

22 Ibid., pp. 267 sv.

23 Ibid., pp. 268 sv. ; – GHICA, Op.cit., pp. 87 sv.

24 Sur le poststructuralisme et la déconstruction, cfr Antoine COMPAGNON, Le démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil, 1998, pp. 74 sv.


Publié dans DERRIDA et les autres

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